Tuesday, August 04, 2020

Incipits finissants (40)

C’est l’histoire du poète le plus génial que j’ai connu, même si je ne l’ai jamais rencontré. Ne croyez pas qu’il s’agisse là de bêtises. C’était un mec pas comme les autres. D’autres personnes pourront le confirmer. Ce mec balaize s’est pointé un jour que nous lisions dans notre bar préféré. D’emblée il nous a pris de haut, c’est à peine s’il nous a dit bonjour, se contentant de nous écouter comme ça, vautré sur une table. Enfin, au bout d’une demi-heure, il se leva pour proclamer : ce que vous lisez c’est pas de la poésie. La poésie c’est ça. Et alors il s’est mis à dire ce qui sans aucun doute constituait l’un de ses poèmes, un fragment de ce qui nous parut aussitôt être une œuvre intense, caractérisée par des vers d’équilibriste, difficiles à suivre mais qui avaient l’avantage de piquer au vif notre intuition. C’était comme de la science-fiction éternelle. Et nous, nous étions là comme des ronds de frites.

La logorrhée de ce mystérieux visiteur dura un peu plus de cinq minutes. Puis le mec s’arrêta de parler, balançant une carte de visite sous nos yeux ébahis. Enfin il se barra sans rien ajouter et nous ne le revîmes plus jamais dans le bar.

Quelques jours plus tard, muni des cordonnées du poète, je tentai de le contacter par mail. Pas de réponse. Je lui téléphonai ensuite sur son portable, pour l’inviter à venir boire un verre. Pas davantage de réponse. Un jour enfin, je le croisai dans la rue. Je lui fis un signe de tête. Mais il sembla ne pas me voir. Les copains l’aperçurent dans des circonstances similaires. Certains allèrent jusqu’à prétendre l’avoir vu conduire une vieille deux chevaux peinte en vert pomme. Hélas, aucun poème ne fut publié sous le nom qu’il nous avait donné, aucun livre de lui ne circula sous le manteau de notre bohème. En me rappelant ce regard qui n’avait jamais été autre que méprisant, j’en conclus qu’il attendait qu’on vienne le chercher chez lui. Seulement, il pouvait attendre longtemps. Petit à petit, le souvenir de son existence s’estompa dans nos mémoires. Et après tant d‘années, je me dis : le poème qu’il a lu n’était-il pas d’un autre que lui ? Aujourd’hui, j’en suis presque certain. Le génie est rentré dans sa boite. Finalement, ce n’était pas une bonne idée.

P.M.

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